Interview-Le procureur de la Crief Aly Touré dit ses vérités, : « Je ne suis pas prêt de m’arrêter… »
CONAKRY-Alors que le procès de certains anciens dignitaires du régime déchu a commencé, le Procureur spécial près la Cour de répression des infractions économiques et financières (CRIEF) vient de briser le silence. Bien que cible de nombreuses critiques, Aly Touré affiche une sérénité. Le magistrat qui a reçu une équipe de journalistes d’Africaguinee.com reste déterminé à aller jusqu’au bout. Au cœur de cet entretien, les dossiers brûlants du moment, liés à des crimes économiques présumés. Projet coton, Air Guinée…mais aussi le dossier des anciens dignitaires du défunt régime. L’empereur des poursuites engagées contre Kassory Fofana, Mohamed Diané, Oyé Guilavogui, Amadou Damaro Camara…parle sans détour. Entretien exclusif!!!
AFRICAGUINEE.COM : Combien de procédures ont été ouvertes depuis que vous êtes à la tête du Parquet spécial de la CRIEF ?
ALY TOURÉ : On a commencé à fonctionner en janvier 2022. Depuis cette date jusqu’à nos jours, nous avons enregistré 143 dossiers. Ces dossiers sont venus de la Cellule nationale de traitement des informations financières (CENTIF), de l’Office de répression des délits économiques et financiers (ORDEF), de l’Inspection générale d’Etat, de l’Inspection générale des finances, de la Direction des investigations judiciaires de la gendarmerie nationale et parfois de la Direction Centrale de Police Judiciaire. Tous ces organes de lutte contre les crimes économiques nous envoient des procès-verbaux, des rapports d’audits sur la base desquels nous engageons des poursuites. Nous avons plus de 200 personnes poursuivies dont 12 en détention. Depuis la création de la CRIEF jusque maintenant, 14 décisions ont été rendues en première instance devant la chambre du jugement. Quatre (4) ont été jugés en appel au niveau des chambres des appels.
A date, à combien s’élèvent les montants récupérés par la Crief ?
Il y a eu des fonds qui sont récupérés et qui sont à date retournés dans les caisses de l’Etat. Il y avait suffisamment d’argent dans le compte d’un comptable qui a été poursuivi chez nous. Il s’agit en l’occurrence de l’ex comptable de la Cour Constitutionnelle. Rien qu’avec lui, on a récupéré près de 12 milliards de francs guinéens qui ont été retournés dans les caisses de l’Etat.
Également dans le dossier contre l’ancien Directeur Général de l’ARPT (autorité de régulation des postes et télécommunications), on a saisi des fonds en devise et en franc guinéen qui étaient logés au niveau de Afriland first bank. En francs guinéens, il y avait plus de 50 milliards Gnf. Tous ces montants ont été retournés à la banque centrale.
L’ancien Premier ministre Kassory Fofana, Dr Mohamed Diané et Oyé Guilavogui ont été renvoyés devant la chambre de jugement après près d’un an de détention. Leurs avocats dénoncent un procès politique. De quoi sont-ils reprochés concrètement ?
En gros, ils ont été inculpés par rapport à la gestion qu’ils ont eue à tête des différents départements ministériels. Mais à part ça, il y a eu la gestion de quelques projets qui ont été disséminés dans leurs portefeuilles. Il y a eu aussi des cas d’enrichissement illicite. C’est-à-dire des cas dans lesquels ils n’ont pas pu justifier les avoirs qu’ils avaient notamment dans leurs comptes bancaires et en termes d’avoirs immobiliers…Donc, ils sont épinglés par toutes ces affaires.
Que répondez-vous à leurs avocats qui soutiennent que la Crief n’a pas le droit d’ouvrir leur procès alors qu’un pourvoi est pendant devant la Cour Suprême ?
C’est une mauvaise interprétation de la loi et une mauvaise lecture des textes. Je pense que tout est organisé dans le code de procédure pénale. La loi précise les parties qui doivent intenter des recours contre certaines décisions. La seule partie qui est habilitée à intenter des recours contre toutes les décisions, c’est le parquet. Donc, le Procureur. Les autres parties, il y a certaines décisions contre lesquelles elles peuvent faire des recours. Par contre d’autres, ce n’est pas possible. La loi a dit ‘’vous ne pouvez pas’’. Quand on vous dit, ‘’vous devez être jugé’’, vous ne pouvez pas dire ‘’je ne suis pas d’accord, je ne dois pas être jugé’’.
Parce que le jugement, c’est de voir est-ce que ce qu’on vous reproche est fondé ou pas. On ne va pas à la justice pour être condamné, on y va pour être jugé. Maintenant si vous êtes coupables, on vous condamne et si vous n’êtes pas coupable, on vous relaxe. Donc, la loi a dit contre ça, aucune des parties à part le ministère public ne peut relever appel. Maintenant eux (avocats, ndlr), ils disent qu’ils ont relevé appel et qu’on ne doit pas envoyer le dossier au jugement alors que la loi ne leur donne pas ce droit. Donc, je pense que c’est une mauvaise lecture des textes qu’ils sont en train d’appliquer.
Les avocats vous accusent d’engager des poursuites contre leurs clients dans le but de les empêcher de participer aux prochaines élections. Qu’en dites-vous ?
Je n’ai pas de leader politique devant moi. Plutôt, j’ai des inculpés, des prévenues qui sont poursuivis pour avoir commis une infraction. S’ils ont des casquettes politiques, ce sera ailleurs, mais pas à la CRIEF. Parce que chez nous ici, on n’a pas de politiciens, on n’a que des justiciables. C’est leur analyse.
L’ancien président de l’Assemblée nationale et certains de ces ex collaborateurs sont également inculpés. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur les infractions qu’ils auraient commises?
Ils ont été inculpés dans une affaire concernant la construction du futur siège de l’assemblée nationale. Cette affaire a mis en cause beaucoup de personnalités au niveau de la défunte assemblée nationale. Parmi eux, il y a des questeurs et des présidents de commission. C’est ce qui a motivé l’inculpation de l’ancien président de l’Assemblée Nationale, Amadou Damaro Camara, de madame Djenab Camara, de M. Michel Kamano, et de feu Lounceny Camara. Mais à date, ce dossier a été clôturé.
Les juges ont clos la procédure et ils ont renvoyé l’affaire devant la chambre de jugement. A date, il y a quatre (4) personnes qui sont renvoyées devant la chambre de jugement. Ce sont les sieurs Amadou Damaro Camara, Michel Kamano, Jin Sun Cheng et madame Djenab Camara. Le 20 mars dernier, le dossier devrait être évoqué mais compte tenu de la maladie de M. Amadou Damaro Camara, les débats ont été renvoyés à la huitaine.
La procédure ouverte sur la liquidation d’Air Guinée a suscité beaucoup de polémiques. Où en est-on à date dans cette affaire ?
La chambre de l’instruction est en train d’entendre les personnes qui sont présentes en Guinée. Nous attendons toujours que les juges nous déroulent leur calendrier par rapport à la suite de la procédure. Ce qui reste clair, nous avons émis des demandes que nous avons soumises à la chambre qu’elle va examiner.
C’est un dossier qui est en train de suivre son cours parce que Mamadou Sylla Patronat a été inculpé et entendu au fond, monsieur Cheikh Ahmed Camara qui était à l’époque ministre de l’économie et des finances a été inculpé et entendu. Nous avons soumis des demandes à la chambre, donc nous attendons leur réponse.
Quid du cas de M. Cellou Dalein Diallo ?
Lorsqu’un individu est en liberté, tout ce que les juges peuvent faire, c’est de le convoquer, s’il ne comparaît pas librement, ce sont les juges qui doivent prendre des dispositions idoines qui conviennent. Quand vous ne comparaissez pas, la loi dit qu’on peut vous juger en votre absence aussi. C’est des possibilités qui s’offrent à la justice pour travailler. Il n’est pas dit forcément qu’il faut qu’un individu soit présent pour être jugé. On peut le juger même en son absence mais au risque et péril de celui qui refuse de comparaître.
L’ancien Premier ministre Lansana Kouyaté a été également cité dans le dossier « projet coton » à Kankan. L’affaire a-t-elle été classée ?
Oui on a reçu un rapport concernant le projet coton mais qui était incomplet. On a demandé à ce qu’on nous envoie tout le rapport pour que nous puissions prendre une décision de poursuite. Nous sommes en train d’étudier la situation.
Jusqu’où comptez-vous aller dans ce combat monsieur le Procureur ?
Tant que je constate des infractions qui sont de ma compétence, je poursuivrai. J’irai jusqu’au bout, je ne suis pas prêt de m’arrêter. Nous sommes sereins.
Cette juridiction est tout à fait nouvelle. Quelles sont les difficultés que vous rencontrez au quotidien ?
Les difficultés ne finissent pas. Nous sommes à nos débuts, la CRIEF est très récente en Guinée. Il y a un défi en matière de formation à tous les niveaux. Même au niveau des avocats qui viennent chez nous, au niveau des magistrats également, il y a un défi de formation qu’il faut relever urgemment. Encore, certaines dispositions de nos codes sont inappropriées par rapport aux enquêtes financières. Ça ce sont des difficultés d’ordre fonctionnel. Il y a aussi des difficultés liées au sous effectif des magistrats. On n’est pas en nombre suffisant.
Ce qui fait que les audiences parfois retardent. Parce qu’il n’y a pas de magistrats, parfois on est obligé d’utiliser les magistrats d’une section dans une autre section. On n’a pas suffisamment de greffiers aussi pour la célérité des procédures. Tout ça, ce sont des difficultés que nous rencontrons mais que nous avons posées à la chancellerie qui est en train de les régler petit à petit.
Vous êtes souvent accusé de faire du « deux poids deux mesures ». Que répondez-vous ?
Je suis procureur, il y a des décisions de détention que je ne peux pas entreprendre. Si c’est moi qui décidais, tous ceux que je poursuis je les mettrais en prison mais, les juges pensent que tel doit être en prison et tel ne le doit pas. Ces juges sont souverains, leur décision est supérieure à la mienne. Sinon ma volonté c’est de voir tous ceux-là que je poursuis en détention parce que moi je pense qu’ils ont commis du tort. Mais si les juges pensent qu’ils ne doivent pas être là-bas, ils sont souverains et je m’allie à ça.
L’autre étiquette collée à la CRIEF est celle d’être un instrument politique du CNRD pour écarter d’éventuels candidats aux prochaines élections présidentielles. Que répondez-vous ?
Non ! la CRIEF est une institution judiciaire qui appartient au pouvoir judiciaire, qui a un président et qui a des magistrats de siège. La CRIEF est loin de l’exécutif. Mieux, la loi sur l’organisation judiciaire et la charte de la transition disent que la justice est rendue par les Cours et les tribunaux. On n’a nullement une accointance avec l’exécutif pour subvenir aux besoins l’exécutif comme les gens aiment le dire.
Je pense que ce sont des affabulations. Une justice n’a jamais une bonne presse dans aucun pays au monde. Même dans les démocraties les plus évoluées, la justice est toujours décriée parce qu’il y a toujours deux personnes qui vont en justice. Et quand on décide, il y a une forcément une qui est mécontente. La justice ne fait pas plaisir à tout le monde.
Récemment, le ministre de la justice Charles Right a annoncé qu’un remaniement pourrait être opéré au niveau de la CRIEF. Avez-vous des craintes ?
Non ! Je n’ai aucune crainte et je ne suis pas dans les secrets du ministre. La loi dit que c’est lui qui propose et le conseil supérieur de la magistrature avalise. Je suis magistrat. Partout où on me met je pourrai travailler. Avant la CRIEF, j’étais dans une juridiction et après la CRIEF je serai dans une autre juridiction. Si le ministre décide de me maintenir ou de m’enlever de là, ça sera sa décision personnelle. Je ne suis pas dans ses secrets.
Interview réalisée par Oumar Bady Diallo
Pour Africaguinee.com
Tél. : (00224) 666 134 023